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Abdelhamid Khaldi : “le caroubier en tête”

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Chercheur à l’Institut National de Recherche en Génie Rural, Eaux et Forêts (INRGREF), Abdelhamid Khaldi préside également l’Association Internationale des Forêts Méditerranéennes (AIFM). Depuis 2017, il soutient et accompagne l’expérience menée par le collectif CAPTE avec The Family Farm, avec le soutien de SELT Marine Group, autour de la plantation d’un verger expérimental de 7 hectares de caroubiers sur les hauteurs de la rive sud de la lagune de Bizerte.

Rencontre

Jeune caroubier mis en terre

: On parle aujourd’hui du caroubier comme d’une espèce méditerranéenne par excellence, non pas emblématique de la Méditerranée, mais typiquement méditerranéenne, connue de longue date et qui revient au goût du jour …

A.K : En termes de ressources végétales, c’est une espèce qui a pourtant été longtemps négligée à travers l’histoire, en particulier au cours du dernier siècle, de grandes plantations de caroubiers, notamment au Portugal et en Espagne, ont été délaissées. Le caroubier a même un temps été listé par la FAO comme une espèce menacée.
Ce n’est qu’au cours des 15-20 dernières années que l’intérêt pour cette espèce-là a été ressuscité. Qu’on ne se fasse pas d’illusion, ce regain d’intérêt est d’abord dû à des raisons purement économiques, les raisons écologiques viennent au second plan, et ceux qui, comme nous, défendent la conservation de la ressource génétique du caroubier, sont très peu nombreux. Au niveau économique, le caroubier est devenu une véritable ressource à valeur ajoutée en raison de ses graines, et à la gomme de caroube, connue sous l’appellation  E.410, épaississant biologique et naturel de plus en plus prisé par les industriels de l’agroalimentaire pour remplacer d’autres types d’épaississants. L’industrie de la transformation de la graine en gomme de caroube a explosé avec la demande du marché.

Q : Comment pensez-vous que ce « marché » évoluera ?

A.K : Cette valorisation industrielle a entraîné une forte demande, et les prix de vente, pour les paysans qui ont des caroubiers sur leur terrain, ont fortement augmenté ces 20 dernières années, et par conséquent ce même paysan qui exploitait le bois auparavant pour la carbonisation a compris qu’il était plus rentable de protéger l’arbre. Dans le sud de l’Europe, notamment en Espagne et au Portugal où il n’y a pas si longtemps on avait délaissé l’espèce, on replante désormais des caroubiers. Au Maroc, la demande est énorme, et même en Algérie on sent un regain d’intérêt, du côté de Blida notamment, sur des terrains qui avaient été plantés après 1945 par des colons français. En Tunisie, on commence à voir apparaître des plantations à grande échelle. De façon légitime, on pourrait penser que si tout le monde se met à faire du caroubier on aura des productions énormes et le prix du produit devrait baisser. Mais d’après les projections que nous avons à travers le monde, on ne devrait pas connaître de problème de saturation des marchés pendant 20 à 30 ans, tant la demande est importante.

LACT ( L’Association des Amis de Capte en Tunisie ) en partenariat avec INRGREF , HMO – The Family Farm, ATAE (Association Tunisienne Agriculture Environnementale ) et SELT Marine Groupe , au cœur du projet 

: Comment peut-on expliquer que, jusqu’ici, la dynamique en Tunisie est moindre ? Y a-t-il des raisons traditionnelles ou historiques à cela ?

A.K : Dans certaines zones de Tunisie, il y a certains usages du caroubier, comme la fabrication de la fameuse Pssisa, c’est à dire quelque chose de populaire et traditionnel, il y a même un festival de la Pssisa du côté de Sousse et Monastir. Quand j’étais enfant, à Sousse, on buvait du sirop de caroube, il y avait un marchand qui se dédiait à ça, mais aujourd’hui ça c’est perdu. Les usages traditionnels étaient relativement limités, insuffisants pour sauver la ressource. Il y a  25 ans, on voyait des particuliers faire du charbon de bois avec des caroubiers, mais pour eux ça ne représente pas grand-chose, c’est seulement une façon d’exploiter le bois qui est là, une seule fois et voilà tout.

Taille de formation de caroubier sous couvert de Sullah au Cap Bon

Q : Aujourd’hui, en Tunisie, combien d’hectares sont occupés par le caroubier ?

A.K : Honnêtement, on ne peut pas compter en hectares, les caroubiers sont disséminés naturellement dans certains massifs forestiers, principalement dans une association végétale de caroubiers et d’oliviers / oléastres. Certes, il y a quelques plantations expérimentales et de démonstration, réalisées très récemment, notamment par notre institut, qui représentent quelques dizaines d’hectares. Et, ces 5 dernières années, certains services forestiers régionaux ont également lancé des opérations de reboisement de l’ordre de  quelques hectares, ce qui nous réjouit. Pour le reste, mis à part quelques agriculteurs qui ont quelques arbres dans leurs vergers ou des particuliers qui en ont autour de leur maison, et quelques caroubiers en plein djebel, ce ne sont pas des massifs très denses, par exemple de l’ordre d’un millier d’arbres disséminés sur quelques 200 hectares.

Opération de contrôle du greffage sur les plantations au sud de la lagune de Bizerte

Q : Cette essence, parfaitement adaptée au contexte méditerranéen, est-elle aussi une précieuse ressource fourragère ?

A.K : Absolument, qu’il s’agisse de la partie foliaire, mais aussi des gousses. N’oublions pas que c’est une ressource qui a servi pendant les périodes de disette et de famine à travers l’histoire.

Nous avons réalisé des études et des publications sur la nécessité, parallèlement à l’industrie qui utilise les graines, de trouver un débouché industriel pour les gousses, et pour la farine.
Il y a plusieurs types de caroubiers, et une des chances de la Tunisie, par rapport à l’Espagne ou au Portugal notamment, est que nous avons une grande diversité, une base génétique très large par rapport à ces pays-là. Cette richesse en variétés, c’est une très bonne chose pour le biologiste, le généticien ou le chercheur !
Il est certain que la valorisation, les usages du produit, que ce soit la feuille, la graine ou la gousse, augmentent énormément la valeur de la ressource-arbre. Notre objectif premier, c’est que les gens, les décideurs, la population locale comme les gestionnaires aient une convergence vers la sauvegarde de la ressource, donc le fait de diffuser la culture c’est une très bonne chose pour  la protection de la ressource.
Pour être plus pragmatique, notre cible ce sont les paysans, que ce soient les paysans des zones forestières ou les agriculteurs, car ils sont les premiers à pouvoir contribuer à la sauvegarde ou à l’enrichissement des populations existantes. Pour les agriculteurs, l’objectif est l’introduction ou la réintroduction de cette culture, et la diffusion des connaissances. Des projets dans ce sens ont déjà été lancés, avec l’appui des services forestiers, pour densifier des peuplements existants et c’est une excellente chose.

Q: Le caroubier est-il un arbre agroforestier par excellence, est -il adapté à une culture arboricole extensive ou peut-il être associé à d’autres arbres fruitiers?

A.K : Le fait de combiner l’olivier et le caroubier est une chose naturelle. La nature fait bien les choses : oléastres et caroubiers sont présents dans les mêmes stations, ils forment une association végétale typiquement méditerranéenne. Le caroubier supporte lui aussi très bien la sécheresse et autres agressions, par conséquent le fait d’associer le caroubier et l’olivier permet une double récolte, les olives l’hiver, et la caroube l’été. Par ailleurs, ce sont deux arbres de pleine lumière, donc adaptés aux systèmes agroforestiers, car il ne faut pas les planter trop densément, cela entre dans la logique de la culture.

Plantation en pluvial âgée de 10 ans de caroubiers (à gauche) et d’oliviers (à droite) en bioclimat aride inférieur (région de Sfax) Photo Khaldi (Décembre 2018)

: Le caroubier joue également un rôle certain dans la lutte contre l’érosion des sols, dans la protection contre les incendies et c’est un excellent méllifère…

A.K : Tout-à-fait, comme l’olivier, le caroubier rejette très facilement de la souche, et on observe, après un incendie ou après des coupes, qu’une souche de caroubier peut survivre très longtemps, durant des siècles… Cette espèce, malheureusement trop longtemps négligée, mérite d’être valorisée, et nous le faisons du mieux que nous pouvons, et cela passe surtout par la diffusion de l’espèce en cultures dans les zones forestières et agricoles.. Les apiculteurs adorent cet arbre qui a une floraison tardive en automne, et il n’y a pas beaucoup de ressources à cette période-là. Certains ont installé leurs ruches dans une plantation près de Tunis et ils sont très satisfaits du résultat !

Q : Quelle serait la meilleure stratégie pour renforcer la chaîne de valeur du caroubier ?

A.K : Chacun doit jouer son rôle, à différents niveaux. En tant que chercheurs, nous avons l’obligation de fournir certaines informations, d’expérimenter certaines choses, afin de répondre à des questions précises. Nous essayons parallèlement de faire circuler l’information et vulgariser la connaissance, toujours avec l’objectif d’une plus grande diffusion de la culture du caroubier.
Du côté de l’administration forestière, l’importance du caroubier a fait l’objet ces dernières années d’une reconnaissance pratique indubitable, et nous nous en réjouissons, qu’il s’agisse des pépinières forestières qui produisent aujourd’hui des plants de caroubiers, ou des nombreuses opérations de boisement comme par exemple en 2019 à Ghar el Melah qui est une zone à caroubiers (plantation à laquelle a participé lAssociation les amis de CAPTE en Tunisie ndlr)
Et puis il y a bien entendu les industriels et les consommateurs qui, en aval de la chaîne de valeur, sont de plus en plus demandeurs et continuent d’acheter en dépit de l’augmentation des prix observée ces derniers temps.

Q : Justement, parlez-nous du circuit de distribution…

A.K : C’est un système de collecte très informel, à 100% illicite même, mais très efficient ! Pour l’économie, ce n’est pas gênant dans la pratique. Par exemple, pour une famille rurale qui habite près de Tabarka à Ain Sobh, avec 2 ou 3 tonnes de production à vendre, cela représente 2 à 3 000 dinars par an, un revenu qui est loin d’être négligeable. Le fait que ce ne soit pas facturé, que ça ne passe pas par des voies formelles, ne diminue en rien l’intérêt pour ce ménage-là.
Sans être partisan de l’informel, ce que l’on peut dire c’est qu’aujourd’hui, toute l’activité, de la récolte à la commercialisation du caroube est dans un circuit informel. Oui, il y a un vrai problème de traçabilité de la ressource, l’idéal serait qu’il y ait suffisamment de plantations consistantes, et que le marché se structure dans la légalité comme pour d’autres produits agricoles ou semi-forestiers, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, les 90% de la production de caroube nationale viennent des zones forestières et des montagnes, les 10% restant viennent de petits vergers agricoles, où l’on trouve d’ailleurs des caroubiers majestueux, sublimes, certains produisant jusqu’à plusieurs centaines de kilos par arbre.
Cela fait une certaine quantité, assez importante, mais disséminée, mais il est très difficile d’estimer la production nationale… Ce qui est certain c’est que la production tunisienne reste très marginale par rapport à la production mondiale, à peine 2% peut-être, alors qu’on a la capacité de produire jusqu’à 5 ou 10% de la production mondiale. Nous souhaiterions augmenter significativement le nombre d’hectares de plantation, la Tunisie a le potentiel technique et agronomique pour cela.

Q : Le caroubier est également capable de faire face aux changements climatiques actuels…

A.K : Oui, la place d’une espèce comme ça dans un contexte de changement climatique global est primordiale, notamment en termes de xéricité. La première thèse de Doctorat qui a été soutenue sur le caroubier en Tunisie a été signée par notre collègue Nejib Rejeb en 1992. Il a travaillé sur l’éco-physiologie de l’espèce et a démontré l’énorme  capacité de résistance  du caroubier vis-à-vis de la sécheresse. Et ça, c’est de la pratique, pas de la théorie, pas du blabla.

: Qu’est-ce-qui vous semble primordial dans ce combat-là ?

A.K : Le plus important, pour le caroubier comme pour d’autres espèces, c’est la synergie des acteurs. Les efforts des uns et des autres, individuellement, restent peu efficaces s’ils ne sont pas combinés entre les acteurs. Si tous les acteurs unissent leurs stratégies, on n’est plus dans l’addition, mais dans un effet multiplicateur qui pourrait contribuer à la promotion et à la structuration de la filière du caroubier en Tunisie.

L’équipe CAPTE

Remerciements : Denis B. / Ava G.

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