Dyr El Kef : restaurer les écosystèmes par et pour les agriculteurs

Partager sur les réseaux sociaux

Projet TREFLE – agroécologie, agroforesterie et conservation de l’agrobiodiversité

Au pied des montagnes du Kef, dans une région longtemps marginalisée par les dynamiques agricoles dominantes, s’étend un territoire de 836 hectares classé comme Zone Clé pour la Biodiversité (KBA). Ce paysage, façonné par des siècles de pratiques agropastorales, a constitué le théâtre d’un ambitieux programme de restauration écologique et sociale, porté par les habitants eux-mêmes. À Dyr El Kef, un modèle de transition agroécologique a été enraciné, littéralement et symboliquement, dans le vivant.

Une alliance inédite autour d’un objectif commun

Lancé en 2021, le projet TREFLE (Tous pour la Restauration des Écosystèmes avec les Fermiers Localement Engagés) repose sur une collaboration étroite entre institutions scientifiques (INRAT, INRGREF), ONGs (REACT, AAO, ATVS), services forestiers, autorités locales et, surtout, des agriculteurs et agricultrices du territoire. Ensemble, ils ont redonné vie à des pratiques agricoles durables, souvent oubliées ou négligées, en réhabilitant les sols, en conservant des espèces endémiques et autochtones et en valorisant les savoirs locaux.

Au cœur de cette démarche, une plante discrète : Trifolium tunetanum, un trèfle endémique de Tunisie menacé (référencé sur la Liste rouge de l’UICN). La recherche autour de ce trifolium a conduit à la redécouverte d’autres espèces endémiques, telles que Trifolium juliani et Hippocrepis brevipetala. Cette exploration botanique a ouvert la voie à une agroécologie ancrée dans la restauration de la fertilité des sols, l’autonomie fourragère et la diminution des intrants.

« Quand on m’a parlé du trèfle, j’ai été un peu étonné. Chez nous, on disait qu’il faisait gonfler les vaches ! Mais on a appris que c’était faux, et qu’en plus, ces trèfles peuvent nourrir nos sols et nos bêtes. »
Ahmed Jebali, éleveur et partenaire du projet

Science et savoirs paysans au service de la biodiversité

Le programme s’est appuyé sur un solide dispositif de formation : journées d’information, cycles d’apprentissage sur les semences, la reconnaissance botanique, les mélanges fourragers et les analyses de sol. Les agriculteurs ont été accompagnés dans la réintroduction des méteils — associations de légumineuses et céréales — sur plus de 30 hectares. Ces pratiques ont permis d’améliorer la fertilité (apports d’azote via légumineuses), d’enrichir l’alimentation animale et de mieux résister aux aléas climatiques.

« Je suis très satisfait du mélange Boukhalout : j’ai obtenu un foin de bonne qualité, bien apprécié par mon bétail. J’aimerais en semer sur une plus grande superficie et consacrer une partie de mes terres à la multiplication des semences qui le composent, car il est difficile d’en trouver sur le marché. »
Hedi Smaïdi, agriculteur impliqué dans le projet

copyright @AAO

L’agroforesterie comme levier de résilience

Au-delà des cultures annuelles, l’initiative a permis de repenser la place de l’arbre dans les systèmes agricoles. Grâce à l’agroforesterie, plus de 9 500 arbres ont été plantés : caroubiers, oliviers, figuiers, amandiers, pistachiers, noyers, intégrés à des vergers mixtes au sein des exploitations partenaires. Des haies vives (cyprès, acacia, figuier de Barbarie) ont été implantées pour structurer les parcelles, offrir de l’ombre, freiner l’érosion et créer des corridors écologiques favorables à l’agrobiodiversité.

« J’ai mis un peu de tout : des oliviers, des amandiers, des noyers et des poiriers. Et je m’en occupe bien, l’association m’a montré comment. »
Khadija Bousseha, agricultrice impliquée dans le projet

Pour sécuriser les filières de plants et diffuser les variétés locales, trois pépinières décentralisées, dites « volantes », ont été créées dans des fermes. Elles assurent la production locale, l’adaptation génétique au milieu, et des revenus complémentaires pour les familles engagées — un point clé pour l’adhésion et la durabilité.

Laisser faire la nature… en l’accompagnant (FMNR)

L’une des innovations majeures a été l’introduction de la Régénération Naturelle Assistée (FMNR), une méthode fondée sur la nature consistant à protéger et conduire les rejets spontanés. Sur 30 hectares, des arbustes autochtones comme le chêne vert, l’azérolier ou le pistachier de l’Atlas ont été identifiés et accompagnés dans leur développement, sans irrigation ni replantation. Cette approche sobre reconstruit progressivement la stratification végétale, améliore le microclimat, stabilise les sols et renforce la résilience face aux sécheresses.

« On a réalisé que les arbres sauvages aussi méritent notre attention. Il ne s’agit pas de les couper, mais de les guider dans leur développement. »
Zied, jeune agriculteur impliqué dans les chantiers de régénération

Une biodiversité retrouvée, partagée avec la société civile

Le projet a révélé l’extraordinaire richesse écologique de la zone. En partenariat avec des associations spécialisées, un inventaire participatif a permis de recenser plus de 244 espèces animales et végétales, dont 82 espèces d’oiseaux — plusieurs menacées — confirmant la valeur de conservation de la KBA de Dyr El Kef. En 2022 et 2025, un couple de vautours percnoptères a été observé nichant sur les falaises du site, soulignant l’importance des zones de quiétude et des continuités écologiques.

copyright @AAO

Ces découvertes ont été partagées via des expositions, des stages nature et un calendrier agraire illustré, pour reconnecter les habitants à leur territoire. Deux stages biodiversité ont marqué les esprits :

  • 2021 (avec l’AAO) : méthodes d’identification ornithologique et initiation au baguage ;
  • Printemps 2023 (avec AAO, ATVS, REACT) : approche pluridisciplinaire sur flore et faune, incluant une activité avec l’école primaire de Sarkouna.
    « Je suis passionnée par la biodiversité, surtout par les plantes. Avec Mme Zeineb Ghrabi (REACT), nous avons vu des plantes endémiques de la région. Certaines m’étaient familières, d’autres non. Malgré la sécheresse, nous avons retrouvé plusieurs espèces : une belle opportunité pour rafraîchir mes connaissances en identification. »
    Chaïma, jeune activiste engagée dans la conservation

    Lien vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=tBAo3jMVuks&list=PPSV&t=295s

Conservation des trifoliums et espèces endémiques : de la graine à la banque de gènes

La conservation des légumineuses endémiques (notamment Trifolium tunetanum et T. juliani) a combiné clôtures temporaires de micro-sites, collecte de semences, multiplication in situ et ex situ, analyses génétiques et constitution de stocks à l’INRAT et à la Banque Nationale des Gènes. Ce continuum de conservation — de la parcelle paysanne aux institutions nationales — illustre l’articulation entre savoirs paysans, science, agroécologie et politiques publiques, avec l’appui du CEPF. Il renforce la résilience agro-écosystémique, l’agrobiodiversité, et prépare l’inscription de ces espèces endémiques dans des stratégies de conservation plus larges.

Résultats concrets sur le terrain

  • > 29 ha de méteils remis en culture pour la fertilité et l’autonomie fourragère ;
  • 17,5 ha de vergers mixtes installés au sein des fermes ;
  • 7 km de haies vives pour corridors écologiques et brise-vents ;
  • > 9 500 arbres plantés (espèces fruitières et forestières) ;
  • 244 espèces recensées, dont 82 oiseaux ;
  • Trois pépinières “volantes” pour une production locale de plants.
    Ces chiffres témoignent d’une agroforesterie au service de la conservation, de l’agroécologie et des moyens de subsistance.

Vers une gouvernance paysanne de la transition : un plan participatif de gestion

Parmi les dynamiques les plus prometteuses issues du projet, l’élaboration d’un plan participatif de gestion de la KBA de Dyr El Kef a permis d’identifier des actions prioritaires pour préserver et valoriser une biodiversité unique :

copyright @AAO

  • Comité de suivi multi-acteurs et implication des habitants dans la protection (patrouilles citoyennes, signalements, suivis naturalistes) ;
  • Révision des limites de la KBA et proposition à l’UICN d’une nouvelle délimitation, sur la base des inventaires ;
  • Renforcement de la surveillance de terrain et gestion adaptative ;
  • Création d’un GDA (Groupement de Développement Agricole) pour porter un agro-écosystème durable ;
  • Mesures opérationnelles : gestion de l’eau, réduction des pesticides, gestion du pâturage, propreté et signalisation écologique ;

Alignement avec le Code forestier et exploration, avec les autorités compétentes, d’outils d’encadrement cynégétique tels que des réserves de chasse ou zones de quiétude lorsque pertinent pour la conservation.
copyright @AAO

Ce processus inclusif marque une étape clé vers une gouvernance locale concertée, où société civile, institutions et monde paysan co-pilotent la restauration et la gestion.

Leçons apprises et facteurs d’adhésion

Le projet a rencontré des contraintes administratives en début de mise en œuvre, ainsi que certaines perceptions locales limitant l’adoption de pratiques nouvelles. Il en ressort que :

  • Les espèces fruitières — avec retombées économiques plus immédiates — rencontrent davantage d’adhésion que certaines essences forestières ;
  • L’ancrage local (pépinières, formation, accompagnement) et la co-construction avec les agriculteurs favorisent la durabilité ;
  • La diversification des itinéraires techniques (méteils, agroforesterie, FMNR) renforce résilience et acceptabilité ;
  • L’appui scientifique (INRAT, INRGREF) et l’expertise naturaliste (AAO, ATVS, REACT) crédibilisent la conservation et structurent les preuves nécessaires aux politiques publiques.
    copyright @AAO

Continuité et perspectives

La pérennité des actions passera par la capitalisation des pratiques (guides, protocoles), la consolidation des pépinières, l’extension de la FMNR, la conservation des trifoliums et leur intégration dans les dispositifs nationaux. La nouvelle délimitation proposée de la KBA auprès de l’UICN ouvre la voie à une reconnaissance accrue et à des financements supplémentaires, en cohérence avec l’appui du CEPF et l’engagement de la société civile.

Conclusion : une transition agroécologique ancrée dans le vivant

 

Dyr El Kef démontre qu’une transition agroécologique crédible et durable émerge d’une démarche inclusive, fondée sur les savoirs du territoire, la recherche collaborative et l’engagement des communautés. À l’heure des bouleversements climatiques et de la dégradation des sols, cette KBA constitue une source d’inspiration : modeste dans ses moyens, ambitieuse dans ses effets. Ici, la biodiversité n’est pas seulement protégée : elle est cultivée, transmise, partagée — avec patience, pragmatisme et espoir.

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Scroll to Top