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projet agroforestier de capte en tunisie

Amor Mtimet : « Le sol tunisien s’appauvrit, mais on peut relever le défi ! »

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Spécialiste de l’étude des sols et de l’aménagement des terres pour l’exploitation en agriculture durable et la préservation des systèmes écologiques, l’ingénieur pédologue Amor Mtimet a signé plus de 60 publications en Tunisie et à l’étranger sur la connaissance, la dynamique et le fonctionnement des sols en système pluvial et irrigué. En tant que Secrétaire général de la Fédération nationale des associations environnementales et du développement durable (FNAEDD) ou Président de l’association tunisienne de la science du sol (ATSS), il a organisé et participé à de multiples manifestations et colloques nationaux et internationaux. Son Atlas des sols tunisiens édité en 1999 est une référence, tout comme son dernier ouvrage, Les sols tunisiens à l’épreuve de la durabilité : de la gestion à la gouvernance. Pour Capte, qui développe d’ores et déjà plusieurs projets en Tunisie, il a libéré un peu de son temps précieux. Rencontre.

Avant d’aborder le rôle de l’arbre dans l’atténuation et l’anticipation des conséquences du changement climatique, peut-on dans un premier temps revenir sur votre parcours, votre carrière ?

Mon petit parcours, en restant modeste, a toujours été consacré à la même question, qui me passionne toujours aujourd’hui. Ce n’est pas seulement un travail, c’est vraiment un sujet qui me passionne et qui me semble fondamental.
J’ai commencé mon parcours universitaire à l’Office de la recherche scientifique et technique d’Outre-Mer (Orstom) à Paris, une formation technique, au laboratoire, avec un Master au bout. Puis, à la fin des années 70, je suis parti pendant un année au Sénégal en tant qu’élève-ingénieur à l’Orstom ; c’était sur le fleuve Sénégal, du côté Sénégalais mais aussi du côté Mauritanien, et l’on cherchait à mettre en valeur ces terres argileuses, l’apport alluvial du fleuve, les étudier, les analyser. Après mon mémoire sur ce thème, je suis revenu en Tunisie, dans le sud où je suis né, et j’ai été à Gabès, au sein de l’antenne tunisienne de l’Orstom puis pour le Ministère de l’agriculture qui m’a ensuite recruté. Après une première expérience dans le sud tunisien au gouvernorat de Medenine, j’ai pu élargir mon champ d’étude sur les 6 gouvernorats du sud-tunisien à savoir Tozeur, Kebili, Gafsa, Gabès, Medenine et Tataouine, en ce qui concerne la cartographie des sols, l’évaluation des stations de recherche dans la dynamique des paysages, et l’utilisation des périmètres irrigués. Par la suite j’ai participé à des projets avec les Nations unies et la Banque Mondiale, pendant 11 ans, avant de partir ensuite pour le Kef, en tant que commissaire de l’agriculture, avec d’autres problématiques, liées aux terres céréalières et au développement de l’agriculture pluviale, notamment.

Après Le Kef je suis revenu à Tunis, où j’ai été nommé directeur central pour la direction des sols, puis en 2002 directeur général de la régie du matériel de terrassement des terres agricoles qui s’occupe de la conservation de la protection des terres. En 2008, j’entre au cabinet du Ministre en tant que chargé de mission pour suivre les ressources naturelles en liaison avec les CRDA[1]. Je me suis impliqué aussi dans l’associatif avec l’Association tunisienne de la science du sol et la fédération nationale du développement durable. Et actuellement, je suis expert-consultant.

Votre expérience dans la Plaine du Kef nous intéresse beaucoup car nous avons des projets là-bas, à Douga et El Krib.

En Tunisie, 77% des terres sont situées dans des bio-climats arides et désertiques, c’est une proportion très importante. Le nord-ouest, Le Kef, Jendouba, Beja, Bizerte, Siliana, est le seul endroit possible pour une agriculture pluviale et des terres céréalières. Mais ce territoire a tellement été travaillé, épuisé, d’une façon peu rationnelle. On a trop demandé de la terre, on l’a trop épuisée et, avec l’utilisation du chimique, des engrais et même des pesticides, on a contribué à une diminution de la qualité de ces sols. C’est d’autant plus grave que La Tunisie perd chaque année près de 25 000 hectares de terres à cause de l’érosion hydrique, l’érosion éolienne, outre la salinisation et la construction anarchique sur les terres agricoles. Sur la périphérie du grand Tunis (La Manouba, Soukra…), la construction anarchique urbaine sur les terres agricoles « bouffe » 5000 hectares de terres fertiles chaque année, malheureusement…

A travers ce nouveau livre, je veux quand même affirmer qu’une production agricole abondante, tout en préservant la durabilité des sols, est désormais possible. Mais il est urgent de s’appuyer sur une approche pluridisciplinaire, pour relever les défis de lutte contre la dégradation des sols et leur durabilité.

Pourquoi les phénomènes d’érosion sont-ils plus prononcés dans cette région, alors qu’on pourrait penser que le sud serait la première victime ?

Parce que ce sont des sols d’héritage. Au départ, au quaternaire, il y a 20 000 ou 30 000 ans, ils étaient très riches de matière organique, c’était des sols de couleur marron, noire, sous un couvert végétal très important. Mais dès l’époque des Romains – le nord-ouest tunisien était « le grenier de Rome », et surtout aux 19e et au 20e siècles, cet héritage a été appauvri, à cause de la déforestation. Pour étendre les terres et produire toujours plus de céréales, on a cassé des forêts,
et donc les « vertisols », argileux, noirâtres, riches, mais aussi des sols aussi carbonatiers, calcaires. Il ne faut pas oublier que géologiquement la Tunisie est essentiellement calcaire, et les sols dans leur évolution au fil du temps sont enrichis par de la matière organique des plantations forestières et des formations pastorales.

A Beja et à Bizerte, par exemple, après une synthèse établie en 2010-2011, on est face aujourd’hui à une nécessaire restauration de 52% de la superficie du gouvernorat, c’est-à-dire qu’on cherche à conserver le couvert végétal et stopper l’érosion de surface. On a les mêmes contraintes du côté Kef et de Bizerte, celles d’une utilisation forcée, très appuyée, une pression sur les sols. S’il n’y a pas des grands orages, on obtient des résultats positifs mais s’il y a des pluies torrentielles, beaucoup de ces sols, qui en surface sont relativement riches en matière organique, s’abîment très vite, partent dans l’envasement des barrages collinaires.

“Ce qui manque, ce qui a longtemps manqué, c’est l’intégration des programmes de mise en valeur et de développement agricole intégré.”

Quelle est selon vous la solution ?

Ce qui manque, ce qui a longtemps manqué, c’est l’intégration des programmes de mise en valeur et de développement agricole intégré. Les producteurs, les forestiers, les pédologues, il faut absolument travailler ensemble. Certains agriculteurs ne sont pas assez informés ou trop attachés à un système traditionnel contraignant. Nous devons faire des efforts de vulgarisation et de sensibilisation vers l’utilisation d’une technique intégrée.

Dans ce cadre, quel rôle l’agroforesterie peut-elle jouer ?

On sait que les arbres restituent de la matière organique par la perte de leurs feuilles et par la biodiversité qu’ils amènent en surface, par les racines qui séquestrent du carbone en profondeur. Cette matière organique a trop longtemps été négligée, j’ai toujours plaidoyer pour pousser les agriculteurs à utiliser les techniques de l’assolement, l’utilisation de plantes fourragères, des légumineuses aussi. Tout est important, les ressources forestières, les ressources pastorales…

Le défi est de ne plus avoir autant de sols sableux, qui sont pauvres et squelettiques, mais des sols équilibrés, un peu argileux, un peu limoneux, un peu sableux, avec des acides humides, du carbone, de l’azote, du potassium, du sodium, du magnésium. C’est délicat, parce que par exemple, lorsque le sol est trop argileux, selon le coefficient de pénétration de l’eau, les climats extrêmes s’avèrent néfastes, avec les phénomènes de rétraction notamment. Les sols argileux ne sont pas à vocation arboricoles, c’est plutôt pour un système racinaire qui ne dépasse pas 45 centimètres, c’est à dire des céréales ou des plantations fourragères ; mais entre l’argileux et le sableux, on trouve toute la gamme des sols méditerranéens rouges.

Il faut, je crois, une perspective diversifiée, qui passe par l’agroforesterie ou la permaculture, les arbres fruitiers, les arbres fourragers, la présence d’animaux, l’apiculture pour la pollinisation, etc… Et puis il y a le facteur humain : on ne doit jamais oublier que l’agriculteur doit pouvoir y trouver son compte. Certes, il est dans son intérêt de sauvegarder les ressources naturelles, mais il doit aussi pouvoir vivre et faire vivre sa famille.

Quels autres messages vous tenaient à cœur en écrivant ce livre sur les sols tunisiens ?

Comme je le disais, j’ai toujours été passionné et je suis toujours passionné par ce que je fais. Mais s’i y a eu des points positifs dans nos stratégies de développement agricole, il y a eu aussi des insuffisances pédologiques, j’en suis bien conscient, notamment en termes d’éducation, que ce soir en primaire ou en secondaire, la pédologie était pas ou mal enseignée. La Tunisie a fait beaucoup pour l’eau, mais on a trop laissé de côté les sols, et c’est une erreur, car c’est un héritage qui est difficilement renouvelable, difficile à reconstituer. Ce livre est destiné aux étudiants et aux techniciens agronomes, aux défenseurs de l’environnement, aux décideurs et gestionnaires, et bien sûr aux agriculteurs tunisiens, afin qu’ils deviennent eux-mêmes les défenseurs du sol, facteur incontournable dans la production agricole.

L’équipe Capte

[1] Commissariat Régional du Développement Agricole

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